"L'expérience de travail" devient la nouvelle promesse employeur. Pour attirer les "talents" et fidéliser leurs collaborateurs, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à prendre des engagements sur ce que vous allez vivre si vous travaillez pour elles. Cela m'interpelle car je m'interroge sur la faisabilité de décrire et de s’engager sur "l'expérience de travail" que vont vivre ses employés. Même si l'attendu est fort, il y a là tout de même une belle difficulté pour l'entreprise ... peut-être une illusion dangereuse, née du besoin de soigner sa "marque employeur".
Les entreprises tentent ainsi de répondre à des aspirations qui étaient jusque là surtout portées par les nouvelles générations mais que la crise sanitaire a généralisées : Le temps que nous passons à travailler est un temps de vie à part entière, qui ne doit plus être sacrifié. Mais peut-on réellement s'engager sur "l'expérience" que va vivre son collaborateur ?
Entre la promesse employeur et l'injonction au bonheur
Car une expérience de travail est avant tout quelque chose de sensible et de subjectif, sur laquelle l’entreprise ne peut prendre qu’un engagement de moyens, en acceptant que le résultat de l’expérience soit avant tout entre les mains de l’employé. Cela va sans dire ? Oui, sans doute, mais à l'époque des Hapiness Officers il me semble important de le garder à l'esprit pour ne pas basculer, par exemple, du côté obscur de l'injonction au bonheur.
Le risque est réel lorsque l'entreprise consacre beaucoup d'énergie à peaufiner une expérience de travail aux petits oignons pour ses collaborateurs et qu'elle engage une campagne de communication sur ce thème. On devient évidemment exigeant sur les résultats. Et l'on peut rapidement manquer de compréhension face à un collaborateur qui a du mal à suivre le scénario de rêve qui a été écrit pour lui.
Les spots publicitaires "marque employeur" se multiplient sur la toile. Tous présentent une version magnifiée du travail. Tous présentent des employés beaux et souriants, passionnés par leur travail et oeuvrant dans un cadre où la bienveillance est la règle. Aucun ne prend le risque de sortir du standard publicitaire : Vendre du rêve. Mais cela n'est pas neutre. Une vision unique de l'expérience de travail, idéalisée et réductrice, tend petit à petit à s'imposer dans les consciences des collaborateurs.
J'observe comme elle s'installe dans certaines équipes : De nombreux collaborateurs sur-jouent l'enthousiasme, la bonne humeur et même la bienveillance dès qu'ils comprennent que ce sont des comportements valorisés. Ils déploient une forme d'hyper-activité sociale qui tend à exclure rapidement les membres plus réservés ou plus prudents. On n'ose plus parler de ce qui ne va pas. Les échanges au sein de l'équipe s'appauvrissent, des tensions apparaissent. Et avec pourtant les meilleurs intentions, c'est finalement l'intelligence collective et l'efficience de l'équipe qui sont atteintes.
A chaque fois que j'observe ce processus, je me demande aussi quels types de talents sont ainsi sélectionnés. Qu'en pense le candidat qui a un peu conscience de lui même ? Celui qui sait qu'il n'est pas toujours de bonne humeur, qui sait ses failles et ses faiblesses, qui n'est pas effrayé par sa complexité intérieure (autrement dit quelqu'un qui commence à m'intéresser) ? Est-ce qu'il est rassuré et attiré par une entreprise qui semble ne valoriser que l'enthousiasme et la passion systématique ? Est-ce vraiment l'expérience que tous les talents veulent vivre ?
Qui a envie de se retrouver chaque jour enfermé dans un spot de pub ?
Il me semble dangereux, en vérité, d'appliquer à l'entreprise une démarche de marketing produit, en particulier si le produit vendu est une expérience de vie. L'entreprise n'est pas une attraction de fête foraine. Cette dernière, parce qu'elle s'inscrit dans un contexte festif, dans un espace réduit et un temps très court, peut (peut-être) vous promettre de ressentir vertige, frayeur et joie. Pas l'entreprise. L'entreprise est un espace vivant et donc complexe, en transformation permanente, où des événements différents surviennent chaque jour, où autant de réalités que d'équipes coexistent. Chercher à l'enfermer dans une vision idéalisée, quelle qu'elle soit, c'est inévitablement réducteur.
En tant que dirigeant, je nourris comme tout le monde une vision idéalisée de ce que devrait être le travail dans mon entreprise. Mais je crois que dans cette quête, nous sommes tous victimes d'un malentendu. Pour le comprendre, commencez par imaginer votre journée de travail idéale. Imaginez tout : le lieu, ce que vous faites, comment vous le faites, avec qui vous le faites, pourquoi vous le faites, les émotions que vous ressentez, etc. Une fois que cette expérience est clairement définie, imaginez que vous allez la vivre demain. Savourez. Imaginez ensuite que vous avez la certitude de vivre également cette expérience le surlendemain. Puis imaginez que vous avez en fait la certitude de revivre cette journée chaque jour de l'année qui vient, à faire la même chose, avec les mêmes personnes et ressentir les mêmes émotions. Cela devient "un jour sans fin", et ça se rapproche peu à peu du cauchemar.
L'expérience de travail est à l'image de la vie : Incertaine, personnelle et volatile
L'expérience de travail idéale ne peut pas être gravée dans le marbre au fronton de notre entreprise car ce qui fait sa véritable valeur, c'est justement qu'elle soit à l'image de la vie, c'est à dire incertaine, personnelle et volatile. "Incertaine" pour pouvoir nous surprendre, même un peu, et nous permettre ainsi d'apprendre. "Personnelle" car elle n'aura de sens qu'au regard de notre propre histoire et à partir de la perception sensible que nous en aurons. "Volatile" pour autoriser le renouveau et nous permettre d'accueillir l'expérience suivante.
Pour cette raison, toute tentative de définir précisément, collectivement et durablement "l'expérience de travail" vécue dans une entreprise, finira inévitablement par la priver de l'essentiel de sa valeur. En la matière, la meilleure chose que pourrait promettre une entreprise avisée et innovante serait de mettre en place tout ce qui autorisera, voir encouragera chacun à vivre au travail une aventure apprenante et personnelle.
Cette promesse n’a rien d’une utopie. Certaines entreprises pionnières ont mis en place des organisations qui, au delà de leurs performances étonnantes, démontrent justement une capacité à accompagner de manière remarquable l’expérience de travail de leurs collaborateurs. Frédéric Laloux a brillamment analysé le fonctionnement de quelques unes de ces nouvelles entreprises dans son livre "Reinveting Organizations". Le triptyque « Raison d’être / Auto-gouvernance / Plénitude » est la clé commune du cadre posé par ces entreprises. J’y ajouterais deux points dont j’ai constaté qu’ils répondaient à des besoins fondamentaux du travailleur : La libération de l’expression émotionnelle et son pendant indissociable, la sécurisation émotionnelle (cf. mon prochain article sur ce blog : 5 besoins fondamentaux du collaborateur "d'après" )
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